Les impôts, grands exclus du minimum vital

03.07.2020
Les impôts arrivent en tête de liste dans les arriérés de paiement. Et pour cause: en cas de saisie sur salaire, le système n'intègre pas les acomptes d'impôts dans le calcul du minimum vital, condamnant certains citoyens à une pénitence démesurée. Pourquoi maintenir un système périmé? 
Selon la dernière enquête publiée par l’Office fédéral de la statistique au début de l’année 2020, les arriérés de paiement les plus courants sont les impôts et les primes d’assurance maladie. Ni la consommation excessive ni la mauvaise gestion du portefeuille ne font partie des premières causes d’endettement. Pour de plus en plus de foyers, les revenus permettent, au mieux, de couvrir les factures obligatoires, mais non de faire face à une dépense supplémentaire. Quant aux ménages aux revenus moyens, voire élevés, ils ne sont pas à l’abri. Il suffit d’un coup dur, d’un imprévu, un divorce, la perte d’un emploi, un souci de santé, une mauvaise évaluation…

Aujourd’hui, une personne sous le coup d’une poursuite se voit réduite à vivre avec le minimum vital. Tout revenu dépassant celui-ci est saisi par l’Office des poursuites et redistribué aux créanciers. Or, ce minimum vital ne compte pas les impôts courants. Le débiteur est contraint de s’endetter auprès du fisc et se retrouve prisonnier d’un système qui l’enfonce dans l’impossibilité de s’acquitter de ses impôts courants, générant des retards, puis des poursuites, année après année. Une spirale infernale qui prive de toute perspective d’avenir.
 
Comment est calculé ce minimum vital Selon la jurisprudence, le minimum vital intègre les dépenses « absolument nécessaires à l’entretien du débiteur et de sa famille ». Il compte un forfait de base (pour la nourriture, les soins et l’entretien du ménage), le loyer et les primes d’assurance maladie, sous réserve que ces charges soient régulièrement payées. D’autres charges obligatoires, telles que pension alimentaire, obligation d’entretien, peuvent entrer dans le calcul. Et les impôts là-dedans ?

« Le paiement de l’impôt n’est pas une dépense indispensable », édicte le Tribunal fédéral. Veillez à ne pas trop ébruiter l’info, d’aucuns s’en accommoderaient et risqueraient de la prendre pour argent comptant ! S’il n’est pas « indispensable » de payer ses impôts, ceux-ci sont toutefois obligatoires… Beau paradoxe !

 

"L’alinéa 4 de l’article 92
garantit encore l’insaisissabilité
de deux vaches laitières ou
de quatre chèvres par famille !"


Par ailleurs, le minimum vital connaît plusieurs définitions et bases de calcul. La loi fédérale sur le crédit à la consommation, par exemple, intègre les impôts dans son minimum vital. Ainsi, selon qu’il s’agisse du droit des poursuites, du crédit à la consommation, du droit aux prestations complémentaires ou de l’aide sociale, les normes divergent. Ce qui ne diverge pas, en revanche, c’est la position immuable du Tribunal fédéral depuis plus de soixante ans : les impôts n’entrent pas dans le minimum vital du droit des poursuites. Soyons au moins rassurés que l’obsolescence programmée n’affecte pas notre législation. L’alinéa 4 de l’article 92 garantit encore l’insaisissabilité de deux vaches laitières ou de quatre chèvres par famille !

Face aux changements sociétaux, on est en droit d’attendre une révision complète d’un système périmé, codifié au XIXe siècle dans une économie d’un autre temps…
 
Absurdité juridique et mauvaise foi Pour d’obscures raisons, l’Etat fédéral reste sourd aux appels de certains parlementaires et d’organismes compétents. Depuis plus d’une dizaine d’années, toutes les motions, initiatives parlementaires ou postulats en faveur de l’intégration des impôts dans le minimum vital ont été écartés d’un revers de la main.

Parmi les arguments avancés, le plus récurrent évoque le « principe d’égalité entre les créanciers de droit privé et de droit public » et affirme que la prise en compte de l’impôt reviendrait à conférer un privilège à l’Etat. Soit ! Néanmoins, ce sont aujourd’hui les créanciers privés qui sont prioritaires. « On subventionne indirectement les instituts de crédit en prenant l’argent dû au fisc pour le répartir entre les autres créanciers »*, dénonce Sébastien Mercier, secrétaire général de Dettes Conseils Suisse. D’autre part, l’Etat est-il indubitablement un créancier comme les autres, si l’on considère les prestations publiques qu’il doit fournir ?

 

"Seuls les travailleurs imposés
de manière traditionnelle
souffrent de cette
« spirale d’insolvabilité »."


Et qu’en est-il de l’inégalité de traitement qu’induit le système lui même ? En effet, seuls les travailleurs imposés de manière traditionnelle (travailleurs suisses et titulaires du permis C) souffrent de cette « spirale d’insolvabilité ». Pour les travailleurs étrangers et frontaliers imposés à la source, la question des impôts en cas de poursuites ne se pose pas ; automatiquement prélevés, ils sont de fait comptés dans le minimum vital en cas de saisie.

Cerise sur la gâteau, en réponse à la dernière motion déposée en 2018, le Conseil fédéral déclare qu’« intégrer les impôts à payer dans le calcul du minimum vital, n’est pas facile à mettre en oeuvre »… Heureusement que la mauvaise foi n’est pas poursuivie !

Au-delà des aberrations politico-juridiques, l’application inflexible de la loi a des conséquences qui peuvent s’avérer dramatiques. Dans quelle mesure priver un citoyen de s’acquitter d’une taxe législativement obligatoire, l’enfonçant dans une spirale de surendettement avec les répercussions morales, psychologiques et physiques que cela engendre, n’est pas aller à l’encontre de sa dignité humaine ? Ce qui serait contraire à l’article 7 de la Constitution...

Pour Sébastien Mercier, si les autorités refusent de se pencher sur la question, c’est parce que « la majorité est favorable aux instituts de crédit, dont les plus gros ne respectent pas leurs obligations légales. Observer ça en réalité, cela nécessiterait pour le politique d’agir et je crois que le politique n’a pas toujours envie d’agir**. »

Si les assurances maladie n’ont plus rien à prouver en termes de lobbyisme agressif, les banques et instituts de crédit ne semblent pas en reste.
 
Propositions ? Une commission interne de Caritas Genève a mené son enquête – sociale, législative et politique – et a sollicité des élus, pour faire état du problème, envisager des solutions et trouver un relais politique. A Genève, plusieurs personnalités se montrent prêtes à soutenir les propositions et cette question semble dépasser le clivage gauche/droite.

La première proposition serait, à l’instar de précédentes motions déposées, de modifier la loi fédérale relative aux poursuites en y inscrivant la prise en compte des impôts courants dans le minimum vital. La seconde serait le prélèvement des impôts à la source pour tous, avec l’avantage supplémentaire d’avoir un effet préventif important et de limiter plus généralement la problématique de l’endettement. Cela nécessiterait une modification de la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct.

L’étude conclut que l’inclusion des impôts dans le minimum vital permettrait de réduire les coûts liés aux procédures de recouvrement, tout en évitant la surcharge générée au niveau des Offices des poursuites et des administrations fiscales, et d’augmenter les recettes fiscales. C’est donc toute la collectivité publique qui en bénéficierait.
 
Lutte contre le surrendettement Caritas Genève possède un pôle désendettement. Pour 75% des dossiers traités, les dettes fisscales sont un problème majeur. Après analyse et évaluation de la situation, des spécialistes (assistants sociaux et juristes) mettent en place un plan de désendettement. Ils prennent en charge les dossiers et se font les interlocuteurs avec les différents services de l’Etat et les créanciers.

Parallèlement, Caritas Genève dispose, avec d’autres organismes, d’un Fonds social de désendettement offrant la possibilité, sous certaines conditions, de faire des prêts sans intérêt pour libérer une personne d’une poursuite ou en éviter une.

Le canton de Genève, quant à lui, a mis en place et finance un Programme cantonal de lutte contre le surendettement (PCLS).

*TdG, 18.2.2020
**RTS, 28.10.2018



Texte de Sévane Haroutunian
Article paru dans Caritas.mag, No 21 - Mai 2020, pp.16-17.



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